Antoine Bello, menteur hors pair
L’écrivain et entrepreneur manipule une nouvelle fois le réel dans « Scherbius (et moi) ». Une obsession qui traverse toute son œuvre.
Antoine Bello a deux passions d’égale intensité : les faits et la fiction. Il « révère » les premiers avec la même énergie qu’il met à mépriser « les opinions », est obsédé, en bon admirateur de Georges Perec, par la « recension du monde », et verse tout ce que lui rapportent ses livres à la fondation Wikimédia, dont il juge d’utilité publique l’objectif de « sauvegarde » du savoir. Parallèlement à cela, cet écrivain à l’imagination prolifique, fou d’Alexandre Dumas, invente comme il respire (au cours des sept dernières années, il a publié autant de livres, et en a toujours un d’avance sur son éditeur).
Des romans que l’on dira modérément portés sur le quotidien plat et son imitation : il s’est fait connaître avec Eloge de la pièce manquante (publié en 1998 chez Gallimard, comme toute son œuvre), thriller situé dans le monde, qui n’existe pas, du puzzle de vitesse. Puis il a connu un immense succès public et critique avec la trilogie constituée par Les Falsificateurs, Les Eclaireurs et Les Producteurs (2007, 2009, 2015), dont le héros islandais travaille pour une société spécialisée dans la falsification du réel et notamment de l’histoire (Antoine Bello est l’écrivain qui tombe à pic au temps des « fake news »).
Les faits et la fiction. Le vrai et le faux. Les liens entre eux, la manière de les manipuler… Ces questions traversent toute son œuvre, sous des formes différentes ; dans son nouveau (épatant) roman, Scherbius (et moi) (Gallimard, 448 pages, 21 euros), ses interrogations sur le mensonge prennent la forme de six livres successifs, au sein même du texte : ceux que le psychiatre Maxime Le Verrier consacre au premier patient qu’il ait eu, Alexandre Scherbius. Venu consulter parce que son goût pour l’imposture l’a emmené trop loin, il semble souffrir d’un trouble de la personnalité multiple. A moins qu’il ne se joue de son psychiatre ?
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Une délicieuse imposture littéraire
Y a-t-il quelque chose de plus ridicule que de se laisser émouvoir par des personnages inventés ? De se laisser emporter dans des mondes purement fictifs, créés par des auteurs qui, depuis leur bureau, s’amusent à écrire des sornettes ? Lire de la fiction, on ne le répétera jamais, c’est se laisser duper.
Mais quelle magnifique imposture.
Celle que nous propose Antoine Bello dans son dernier roman, "Scherbius (et moi)", est particulièrement savoureuse. Porté sur les tromperies en tout genre, l’auteur de "L’homme qui s’envola" et "Les Falsificateurs" pousse la duperie jusqu’à attribuer la parenté de son roman à un personnage de sa création : Maxime Le Verrier, psychiatre de formation, et "auteur" des 6 volumes qui composent son roman.
Maxime, le narrateur donc, nous y relate sa relation avec le tout premier patient qui pousse la porte de son cabinet. Son nom ? Alexandre Scherbius. Ou du moins c’est ce qu’il prétend, car Scherbius est un imposteur de haute compétition. Assigné au cabinet de Le Verrier après une tentative rocambolesque de remplacer l’Elysée dans l’accueil du président congolais, cet homme âgé de tout juste 30 ans se révèle rapidement être un personnage hors-norme. Héros tout droit sorti d’un roman (et pour cause!), il démontre des facultés de mémoire ahurissantes, et un talent plus grand encore dans l’art de se faire passer pour un autre. Professeur, gardien de prison, moine, moniteur de natation : ce Frank Abagnale français endosse les rôles avec une aisance qui tient du surnaturel, et fascine son psychiatre autant que le lecteur avec ses aventures jubilatoires. On se délecte de l’écriture de Bello, simple mais judicieuse dans le choix de ses mots.
Et puis, après quelques dizaines de pages, le romancier tire le tapis qui se trouvait sous nos pieds. Une première fois d’abord, puis une deuxième. Au troisième coup, on est pris de vertige à force de retournements. Espiègle, l’auteur prend en effet un malin plaisir à jouer avec les limites de la fiction pour mieux nous manipuler, et ne cesse de surprendre, nous emportant dans une aventure de près de 40 ans qui joue constamment entre le vrai et le faux.
Car c’est d’impostures en tout genre dont il est question ici. Celle d’un homme qui échappe aux définitions, personnage odieux, grandiose, manipulateur et impossible. Celle d’un psychiatre imbu de lui-même, qui incarne les meilleurs mais surtout les pires travers de sa profession. Et celle d’une relation faite de faux-semblant, partagée entre amitié et rivalité, domination et soumission.
Mais c’est surtout une imposture littérature que Antoine Bello nous propose, lui qui s’amuse à puiser dans une flopée de romans pour nourrir le sien : "Le comte de Monte-Christo", "Arsène Lupin", les romans de Dostoïeveski, mais aussi quelques ouvrages consacrés à de “vrais” imposteurs, comme "Les mille et une vies de Billy Milligan" de Daniel Keyes et "Le roi des imposteurs" de Michael Crichton. La fiction est partout dans “Scherbius (et moi)”, et son auteur ne s’en cache pas, faisant souvent fi du plausible et du vraisemblable. Chez lui, la littérature est quelque chose de ludique, de presque inconséquent, un plaisir qui n’exclut ni les réflexions intellectuels, ni les entourloupes, ni le grotesque. C’est un terrain de jeu où tout devient possible, et où tous les mondes peuvent être abordés : celui la psychiatrie comme celui du monde des affaires, celui du football comme celui de l’industrie hollywoodienne. Ses 448 pages refermées, une conclusion s’impose : qu’importe que tout soit faux, pourvu qu’on ait l’ivresse de la littérature.
Adrien Corbeel
Quel formidable métier qu’écrivain : loué pour tisser des mirages et s’inventer des personnages. Payé même, pour duper le chaland ou rouler la ménagère. Mais attention aux subtilités, car celui qui s’adonne à la même chose, partout ailleurs qu’entre deux couvertures reliées, s’expose à l’opprobre publique. Sans le roman, fini le prestige. Sans l’ouvrage, le fictionneux est mythomane, imposteur, malade mental.Cloué au pilori, condamné, interné.
Voilà, en substance, ce que souligne le nouveau roman – le dixième – d’Antoine Bello, le plus américain de nos auteurs français. Installé à New York depuis 2002, Bello n’a de cesse d’interroger dans son œuvre la manipulation de l’information, la réécriture du réel et les pouvoirs de l’imagination. Après sa trilogie des Falsificateurs, il ajoute un nouveau chapitre à son sujet d’étude. Et quel sujet plus contemporain, à l’heure où le projet de loi sur les fake news est étudié en commission et que ressort, dans une nouvelle traduction de Josée Kamoun, le prophétique 1984 de George Orwell ?
Rencontre avec un “caméléon”
Petit flash-back, car notre affaire à nous commence en 1978. Maxime Le Verrier, jeune psychiatre fraîchement installé dans son cabinet du très chic boulevard Saint-Germain, reçoit le coup de fil d’un éminent collègue qui veut lui recommander un patient étonnant. Scherbius est un “caméléon”, un affabulateur professionnel. Pincé après avoir grugé le Quai d’Orsay et l’Elysée – il s’était mis en tête d’accueillir au nom de la République un chef d’Etat africain en visite officielle.
Une poignée de mains à peine échangée entre les deux médecins et voilà que volent barbichette postiche et lunettes rondes : l’éminent collègue n’est autre que Scherbius lui-même. Commence alors entre le patient et son psy une danse étrange où valsent vérité et mensonge, raison et folie, fascination et dépendance.
Jeu de piste et de dupes
Tandis que Scherbius raconte ses mille métiers et cent un personnages, Le Verrier prend des notes. Le premier a été maître-nageur, moine, prof de philo, costumier ou agent secret ; le deuxième croit deviner chez son patient un TPM, un trouble de la personnalité multiple. A moins que ce ne soit une nouvelle entourloupe de ce “drôle de loustic”. Qu’importe ! Le psy est sûr de son diagnostic, il sort un livre sur son patient, qu’il décline en six éditions à succès.
Ce sont ces textes signés Le Verrier que nous donne à lire Antoine Bello. Jeu de pistes et de dupes, son projet ressemble à un puzzle, composé de mille pièces qui s’emboîtent les unes les autres alors que se referme sur le lecteur consentant un piège littéraire implacable.
A mi-chemin du film Split et du classique Arrête-moi si tu peux, Scherbius (et moi) est d’abord un exercice de haute fiction, haletant comme un feuilleton du XIXe siècle. Il est aussi une vertigineuse mise en abyme, hommage à ces affabulateurs professionnels que sont les écrivains.
Léonard Billot
Poussant à son paroxysme la fascination d'un psychiatre pour son irresistible patient atteint d'un trouble de la personnalité multiple, Antoine Bello continue d'interroger le mensonge et déploie un éblouissant jeu de miroir, comme une métaphore de la littérature.
Avec Les Falsificateurs , et jusqu'à L'homme qui s'envola, Antoine Bello a toujours affiché une propension à explorer la face cachée du monde et des hommes, leurs recoins, leurs mensonges, leurs illusions. Ce registre est assez rare dans la production éditoriale contemporaine pour être remarqué.
Dans Scherbius (et moi), ce n'est plus une firme internationale de «fake news» que notre auteur s'emploie à mettre en scène, ni un homme qui cherche à disparaître, mais un imposteur, et de la plus belle espèce: Alexandre Scherbius, remarquable bonimenteur, follement sympathique de prime abord. En le recevant, le psychiatre Maxime Le Verrier ne s'imagine pas que celui qui vient de faire irruption dans son cabinet ne l'occupera pas le temps de quelques consultations mais une partie de sa vie. Scherbius ou comment s'en débarrasser.
Le roman de Bello est construit de façon insolite, on s'y attendait: il se compose du récit de l'étude que Le Verrier tire de sa consultation du cas Scherbius, et dont il fait un livre à succès. Puis viennent les addenda, qu'il apporte au fil des rééditions: la matière ne manque pas.
Au début, le psychiatre pense être en présence d'une personnalité souffrant d'un trouble de la personnalité multiple (TPM): selon ses dires, Scherbius a été successivement coach en natation, professeur de latin, moine, puis surveillant de prison, recruteur pour l'armée, on en passe.
Il travaille donc avec méthode sur son mystérieux patient, enquête sur son enfance pour y trouver les clés d'un tel jeu de mystification, à la fois virtuose et cynique. Le Verrier est alors un professeur sûr de son art et persuadé de percer à jour la personnalité de son patient.
Bientôt, il s'interroge: et si Scherbius était moins un malade qu'un affabulateur de génie. A-t-il inventé ses vies, toutes fascinantes? Un héros polymorphe qui ne cesse jamais d'être romanesque, on n'avait jamais vu ça depuis Arsène Lupin.
Comme un meuble à tiroirs, le livre de Bello s'ouvre en livrant ses secrets. Mais à chaque page, le mystère s'élargit, c'est-à-dire qu'il s'épaissit. Qui est Scherbius et qui est Le Verrier, pris dans les rets de son sujet d'étude? De médecin, il en devient l'ami, le complice, voire…
- Crédits photo : GallimardCe gros roman captivant et virevoltant est écrit sans souci d'un style ou d'une quelconque exploration intérieure des personnages. La démultiplication du héros, ses mille tours de passe-passe sont-ils crédibles? Que penser des références psychiatriques qui étayent le récit? L'histoire est menée à un rythme tel qu'il rend superflues ces questions. En revanche, elle est bâtie avec un art consommé du montage, une virtuosité peu commune chez les romanciers français. L'imagination de Bello donne sa mesure. Elle procure éblouissement et étourdissement ; ce n'est pas méprisable, le dépaysement est à ce prix.
Ce livre qui semble s'écrire sous nos yeux avec ses masques multiples, ses rebondissements, est comme un atelier du roman qui fonctionnerait à plein régime, en direct.
Enfant du joueur de flûte de Hamelin, Scherbius est une magnifique allégorie de l'écrivain s'adonnant à ce qui est sa raison d'être, son talent et peut-être son plaisir: emporter le lecteur, le tromper, mais pour toujours mieux l'enchanter.
Étienne de Montety
Antoine Bello, entre autre auteur de la trilogie des Falsificateurs, signe un savoureux retour chez Gallimard avec Scherbius (et moi). Sous sa plume acérée, parfois cocasse, un psychiatre qui rêve de gloire retrace ses tentatives de guérir Scherbius, un imposteur, chez qui il croit avoir décelé un trouble de la personnalité multiple. Entre jeu de dupes et mise en abyme, portrait de la psychiatrie et de la littérature à la fin du XXe siècle.
En 1977, Maxime Le Verrier, jeune et fringuant psychiatre, ouvre son cabinet et rencontre, dans des conditions pour le moins surprenantes, son premier client : Alexandre Scherbius. Ce dernier est un imposteur, endossant régulièrement différentes identités et exerçant différents métiers.
Décelant chez son mystérieux patient un trouble de la personnalité multiple (TPM), Maxime Le Verrier publie un livre aux Éditions du sens, avec les encouragements de sa fondatrice, Alice Samuel. Scherbius, publié en 1978, se transformera, au gré des tribulations de l’auteur en seconde puis troisième édition, jusqu’à s’intituler Scherbius (et moi) dans une sixième et dernière édition, parue en 2004.
Si Maxime Le Verrier fait de Scherbius son étude, ses ouvrages brossent plutôt son propre portrait. Personnage tout à fait ordinaire, psychiatre en quête de reconnaissance et de célébrité, pompeux, trop sûr de lui, parfois de mauvaise foi, débordant d’estime pour lui-même et ses « maîtres » français… Il en devient souvent comique ou grotesque.
C’est à se demander qui est l’imposteur : Scherbius ou bien Maxime Le Verrier, qui peine finalement à diagnostiquer le premier ? En même temps que le psychiatre fait la chronologie des événements de la vie de son patient, il fait la sienne propre. Forme de roman de désapprentissage plein d’humour – un Bildungsroman au négatif –, Scherbius (et moi) – même le titre est drôle – raconte les désillusions d’un psychiatre attachant.
Antoine Bello, extrêmement bien renseigné, fait revivre les débuts de la psychiatrie française au XXe siècle, la construction du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), réédité régulièrement par l’Association américaine de psychiatrie, les tendances d’étude et de diagnostic. L’auteur rappelle la violence des mots, celle de pouvoir caractériser une maladie, au risque d’en ignorer une autre.
Indubitablement, Antoine Bello tourne en ridicule son narrateur et taquine son lecteur. Scherbius (et moi) est un véritable terrain de jeu pour son personnage éponyme, plein de ressources et d’imagination. Il annonce plusieurs fois qu’il va nous tromper, sans pourtant que nous nous en défendions. Imposteur ou arnaqueur désarmant, c’est plutôt lui l’auteur du livre que Maxime Le Verrier écrit sur lui.
Dans la mise en abyme de Scherbius (et moi), la fiction s’incorpore à la réalité sans se transformer en lieu commun. L’ouvrage met en scène l’écrivain, son sujet, le lecteur, le monde de l’édition et du cinéma, ainsi que les relations entre eux tous – les égos qui se frottent les uns aux autres.
Si Maxime Le Verrier se rêve secrètement en Robert Crichton écrivant sur l’imposteur Demara, de la même manière, on se souviendra de Scherbius, et non de son « biographe ». C'est lui qui les éclipse tous. À la fois écrivain et sujet d’écriture, Alexandre Scherbius incarne parfaitement l’auteur, cet imposteur.
Laure Besnier
Le psychiatre disjoncte
Scherbius est un imposteur heureux. Il a en effet découvert l'existence d'une corporation que l'on peut flouer jusqu'à la fin des temps, sans risque d'être confondu : celle des psychiatres. Le docteur Le Verrier, son praticien attitré, le constate lui-même avec amertume à la moitié du récit de sa relation de vingt-quatre ans et de six volumes - intitulée Scherbius (et moi) - avec l'énigmatique individu : « Les psychiatres, pour leur malheur, n'ont d'autre choix que de faire confiance à leurs patients. » Surtout, aucune spécialité médicale n'est à ce point victime des effets de mode, entraînant ainsi notre psychiatre, alléché par la notoriété promise par ce patient providentiel, dans une succession de diagnostics hasardeux suggérés par le patient lui-même.
Antoine Bello, avec sa manière bien à lui de transmettre au lecteur ses obsessions, combine dans ce roman remarquable le meilleur de la littérature américaine - une construction parfaite, une documentation toujours irréprochable - et de la littérature française : la persistance d'une certaine ambiguïté. Car après tout, Scherbius est peut-être vraiment fou, qui sait ? Ce qui est certain, c'est que Le Verrier a vraiment du mérite à ne pas le devenir - il aurait d'ailleurs bien besoin lui-même à la fin de ce cauchemar d'un psychiatre. Moralité : carabins, choisissez plutôt comme spécialité l'anatomo-pathologie.
François Marchand
« Quand il se fut désaltéré, il consentit à aborder l’objet de sa visite.
— Ce Scherbius, donc. Un drôle de loustic.
— Un imposteur, disiez-vous hier ?
— Mieux que ça : un caméléon. Citez un métier, il l’a exercé. Prof de maths, couvreur, sommelier, chauffeur-livreur… Il reste en poste un jour, une semaine, un mois, et il déménage.
— Quel âge ? — À vue de nez, la petite trentaine. On ne connaît pas son identité.
— Alors pourquoi l’appelez-vous Scherbius ?
— C’est le nom qu’il a donné quand on lui a mis la main au collet. Un pseudonyme, de toute évidence. »
Le lecteur se retrouve très vite assez désarçonné…
Antoine Bello : D’emblée, je pose la question : au fond, qui écrit ce livre ? Selon la première page de titre, il s’agit d’Antoine Bello, auteur de Scherbius (et moi), publié aux Éditions Gallimard. Mais en page suivante on découvre un autre nom, Maxime Le Verrier, auteur de Scherbius, aux Éditions du Sens, avec la mention « première édition ». Cette deuxième page de titre annonce le dispositif du « livre dans le livre » et des six éditions successives qui vont rythmer la progression du récit. D’autre part, Scherbius est le nom de l’inventeur allemand de la machine de cryptage Enigma. Autant dire que celui qui se fait appeler Scherbius est un garçon indéchiff rable, une énigme, et que le discours qu’il produit ne doit jamais être pris au pied de la lettre.
À l’inverse, Maxime Le Verrier, le psychiatre, apparaît plus facile à cerner…
Au départ, je voyais Le Verrier comme un personnage assez falot, facile à ridiculiser. Puis, en avançant dans l’écriture, je me suis pris de tendresse pour lui. Paradoxalement, cette tendresse est partagée par Scherbius, qui pourrait être infi niment plus cruel. Certes, il le plume de 50 000 dollars, mais il pourrait lui faire beaucoup plus de mal. En fait, ces deux personnages sont complémentaires. Ce couple thérapeute/patient fonctionne comme les deux compères d’un numéro de cirque, chacun n’exprime sa pleine mesure qu’associé à l’autre. Scherbius est bien plus brillant que Le Verrier, il ne devrait pas avoir besoin de lui, mais Le Verrier lui lance des défi s, en posant des diagnostics qui l’incitent à prendre le contrepied absolu. Quand Le Verrier se vante d’avoir découvert « le premier imposteur à personnalités multiples », Scherbius invente de nouveaux numéros pour le démentir, fabrique de toutes pièces des symptômes pour mieux l’induire en erreur.
Scherbius parviendra même à transformer Le Verrier en imposteur… Il va l’obliger, en eff et, à se glisser fugitivement dans le rôle. Le Verrier n’apprécie pas que l’imposteur ne soit plus celui qu’on croyait, mais il réalise aussi à quel point l’imposture est facile : à force de fréquenter des imposteurs, il a appris leurs procédés…
Les rapports d’argent entre les deux hommes sont d’une grande violence… Le Verrier aime l’argent, mais se montre assez pingre, Scherbius gagne tout l’argent qu’il veut avec ses escroqueries. Mais ce qui l’intéresse, c’est de toucher les droits d’auteur du livre de Le Verrier. Au travers de la question : « À qui reviennent ces droits ? », il y a la question bien plus fondamentale : « Qui des deux écrit l’autre, qui tient la plume ? » C’est Scherbius qui décide de sa vie, il manipule Le Verrier comme une marionnette, il se considère comme le véritable auteur, et les droits devraient traduire ce rapport de force.
Leur relation devient de plus en plus ambiguë, on a de plus en plus de mal à savoir qui est qui…
Au point qu’on peut même se demander si ce n’est pas
Scherbius seul qui a écrit la dernière partie de la sixième
et dernière édition. J’ai semé de multiples indices en ce
sens. Scherbius interrogeait souvent Le Verrier sur le
métier de psychiatre, sur la rédaction d’articles scienti-
fi ques, publiait même ses propres articles sous le nom
de Le Verrier. Et l’un des chapitres ne s’intitule-t-il pas :
« À partir de maintenant, vous êtes moi, n’est-ce pas ? »
Bulletin Gallimard - Propos recueillis par Jean-Noël Mouret
Vies modernes
Chez Antoine Bello, ce n'est pas le flou qui fait l'homme, mais l'inverse. De 1977 (ouverture de son cabinet de psychiatre) à 2004, le narrateur de Scherbius (et moi) étudie sous toutes les coutures le cas d'Alexandre Scherbius, atteint de TPM (trouble de la personnalité multiple) Le patient devient alors le sujet du livre que le docteur écrit. Mais en plus d'un cas psychiatrique, cet individu est aussi un usurpateur engagé sous les drapeaux, éducateur en milieu pénitentiaire, apprenti-moine, militant tiers-mondiste, écrivain, etc. Face à la somme de ces identités, le narrateur se met à écrire d'autres livres, sans cesse mis à jour, finissant par être aussi multiples que les versions de Scherbius. Ces « livres » forment le corps nouveau roman d'Antoine Bello, qui a ici concocté un couteau suisse de l'usurpation, une combinaison de personnages en quête d'auteur. Toujours joueur, l'auteur de la trilogie des Falsificateurs n'aime rien de moins que mesurer le fond à la forme.
Hubert Artus
PRESENTATION CRITIQUES TRADUCTIONS