Viager sous le soleil de la Floride
Dans la ville de Destin, de vieux assurés cèdent leur assurance-vie. Un romand mordant, efficace et ludique, malgré son thème aride : la titrisation.
Dan Siver et Vlad Eisinger sont sortis de la même promotion à l’ecole de journalisme de Columbia, la prestigieuse université new-yorkaise. A 40 ans, Vlad Eisinger est devenu l’une des plumes les plus affutées du Wall Street Tribune (bien lire Tribune), prestigieux quotidien économique réputé pour le sérieux de ses articles et ses petits portraits grisés dessinés au pointillé. Dan Siver, lui, a tourné le dos au journalisme, profession qu’il en est venu à mépriser, pour se consacrer à l’écriture. Malheureusement ses romans n’ont pas de succès, il patine dans la rédaction du prochain et s’est résolu à accepter l’héritage de sa mère, une petite maison dans une résidence de Destin en Floride, ou il tire le diable par la queue.
Leurs routes avaient une probabilité infime de se recroiser. Et pourtant, le destin va frapper à Destin. Ouvrant le WST, Dan découvre le premier article d’une série de sept signé Vlad Eisinger, intitulé « La mort et les impôts ». L’enquête, menée à Destin, tente de faire le point sur le marché secondaire de l’assurance-vie.
L’argument de ses partisans est simple : les vieux assurés cèdent leur police à des fonds qui leur versent immédiatement l’argent et paient les primes à leur place jusqu'à leur décès. Quand la police « arrive à maturité » - comprenez, quand le vieux casse sa pipe - le fond récupère le montant de l’assurance-vie. Entre-temps, l’assure peut profiter de ses dernières années en menant grand train ou en économisant pour sa santé en fin de vie. Bien sur, toute la subtilité du contrat est de fixer la valeur de rachat de la police ; elle dépend de plusieurs paramètres, en particulier de l’âge et de la santé du vendeur. Une sorte de viager sur l’assurance-vie, un pari qui permet toutes les combines.
Panique à bord
Au cours de ses articles, Vlad fait jaillir sous sa plume toute une cohorte de personnages pittoresques, grotesques, avides, malhonnêtes, médiocres ou admirables. Dan découvre alors ses voisins de Destin sous un autre jour. Surtout, à mesure que sont publiées les révélations du WST, parfois accablantes pour la petite communauté, la panique s’installe dans le microcosme. Les caractères se révèlent, les masques tombent, les carrières s’effondrent.
Du 26 juin 2012, date du premier article au dernier daté du 7 aout 2012 ( « Le Life Settlement est-il utile ? Est-il moral ? »), les deux amis s’échangent des mails commentant les retombées de l’affaire, en glosant, au passage, sur Balzac, Zola, Wolfe ou Steinbeck, le style journalistique ou la responsabilité sociale du romancier. Bref, Roman américain est aussi bien un cours de théorie économique qu’une leçon de littérature.
Chef d’entreprise installé aux Etats-Unis, Antoine Bello s’est déjà signalé pour ses romans à l’ironie tranchante. Ici, il réussit le tour de force d’intéresser le lecteur aux perspectives d’ « une titrisation d’un marché notionnel de la mort » sans perdre de vues les enjeux romanesques. C’est mordant, efficace et ludique, l’auteur semant ici ou là, et jusqu'à la dernière ligne, de multiples pièges littéraires qui auraient fait pétiller les yeux malicieux de Georges Perec.
Thierry Gandillot
ENJEUX - LES ECHOS - mai 2014
MORT A CREDIT
Si le roman est né au début du XIXe siècle pour décrire les mécanismes de circulation de l’argent, il s’est ensuite égaré vers des thèmes déprimants (les pauvres, l’amour…). Antoine Bello a choisi de renouer ce fil perdu depuis Balzac et, comme le sujet est vaste, l’a circonscrit à l’assurance-vie aux Etats-Unis, sorte de casino ou les jetons changent de main en permanence sous le regard d’un croupier qui ne prend pas de pourboire : la camarde. Si le poker ne vous a jamais intéressé, passez votre chemin. Si par contre vous êtes fasciné par le spectacle d’humain dont le seul but est de piquer le pognon des autres, Roman Américain est pour vous. Les humains en question habitent à Destin Terrace, communauté de Floride ou vit un écrivain au succès mitigé, Dan Siver. Celui-ci observe ses contemporains et essaie, avec un ami journaliste new-yorkais, de comprendre la mutation anthropologique en cours, fondée surtout (bien qu’il y ait une heureuse exception) sur l’appât du gain.
Ce roman, très réussi, emporte définitivement l’adhésion pour une raison, rare : il est précis et exact sur un sujet que la littérature française habituellement dédaigne ou maltraite. Il a aussi le bon gout de nous faire grâce des idéologies à la mode sur la finance. Ce qui nous fait des vacances. Une chose est désormais sure : il n’y a pas mieux que le capitalisme comme thème de roman.
François Marchand
LE FIGARO MAGAZINE – mai 2014
Le vrai du faux
A travers un sujet économique, Antoine Bello s’interroge sur le journalisme, la littérature et la vérité.
Après Mateo, roman footballistique moins enthousiasmant que ses précédents livres (Les Falsificateurs, Eloge de la pièce manquante…), Antoine Bello, Français résidant aux Etats-Unis, change de terrain de jeu et se place, cette fois, au croisement de l’économie, du journalisme et de la littérature. Il nous plonge dans cette Amérique cynique où l’économie prime tout, et d’abord la morale. Le livre s’ouvre par un article de presse signé Vlad Eisinger. Ce journaliste économique enquête sur le life settlement, « pratique consultant à racheter une police d’assurance-vie à son souscripteur en pariant sur le décès de celui-ci ». « Les forces à l’œuvre sur ce secteur de l’assurance-vie », le reporter les observe à la loupe en prenant comme terrain d’étude « une petite communauté » de Floride qui « constitue un microcosme quasi-parfait du monde de l’assurance américaine ». Et pour cause : vivent là « plusieurs acteurs de l’industrie du life settlement – agent d’assurances, actuaire, auditeur, investisseur et même législateur ». Sans transition, Bello donne ensuite à lire le journal de Dan Siver, qui a atterri par hasard au cœur de ce microcosme, et qui se trouve être un ami de longue date d’Eisinger. « Tu cherches à chroniquer ton époque à travers le négoce de polices d’assurance-vie, comme Steinbeck ou Melville se sont servis de la mécanisation de l’agriculture ou de la chasse à la baleine pour peindre la leur », écrit-il à Vlad.
Entre le journaliste, au fait de sa renommée, et l’écrivain, un peu raté semble-t-il, s’engage un échange de mails où il est autant question de ce phénomène, miroir d’une Amérique où les forces du marchés font foi et loi, que de la façon d’en rendre compte journalistiquement. C’est surtout ce second aspect qui intéresse Antoine Bello. Eisinger est partisan d’une prose factuelle, descriptive, sèche. Siver, pour qui l’essentiel n’est pas les chiffres mais les choses et les êtres, défend au contraire une vision de l’ écriture où prévalent la sensation et l’interprétation. Cette confrontation de points de vue, Antoine Bello l’orchestre avec un sens assez sûr de la narration, épousant alternativement, on l’a dit, plusieurs registres, de la correspondance électronique au journal intime en passant par la coupure de presse. Toute la question, pour résumer, est de savoir si le fond conditionne la forme ou, à l’inverse, si le style commande au sujet. Un des hobbies, si on peut dire, de Siver, va alimenter ce débat vieux comme le monde. Par jeu, il s’adonne en effet au traficotage de fiches wikipedia.
Ce thème de la falsification, qui pourrait paraître secondaire, ne l’est pas. A sa manière, il redouble l’interrogation de Bello sur la mise en forme des faits. En poussant loin son bidouillage, jusqu’à l’usurpation d’identité, le personnage de Siver prouve que la maîtrise des mots permet de substituer une réalité à une autre, d’orienter ce que d’autres croient être la vérité, donc de les tromper. Ce qui semble d’abord un simple canular d’érudit recèle dès lors une vertigineuse profondeur : celui qui détient les codes de l’écriture possède les clés du récit du monde. Toute réalité, semble dire Bello, est artificielle, dénaturée, travestie car fabriquée, construite dans et par le langage. Rien n’est jamais donné tel quel. Les mots sont des filtres et des philtres ; ils épurent, ils envoûtent. Celui – l’écrivain, le journaliste, l’universitaire – qui donne vie au verbe n’est qu’un marionnettiste. On le voit, plus ou moins dans l’ombre, qui tire les ficelles.
Bien ficelé, justement, ce roman qui est à bien des égards, redisons-le, un documentaire instructif sur le life settlement, pousse loin, et habilement, la réflexion sur les pouvoirs du langage. Et place Antoine Bello quelque part entre Philip Roth et Borges.
Anthony Dufraisse
LE MATRICULE DES ANGES – juin 2014
Comment intégrer à une fiction des éléments peu solubles dans celle-ci ? Antoine Bello a choisi, à première vue, la solution la plus simple en répartissant les rôles entre deux narrateurs : d’une part, la matière la plus ardue est exposée en sept articles signés Vlad Eisinger dans « The Wall Street Tribune » ; d’autre part, le commentaire, l’approfondissement et le caractère romanesque des personnages sont confiés à Dan Siver, écrivain. Mais des passerelles sont jetées entre les deux. C’est la que Roman américain affine sa construction, dans les échanges entre ceux qui se connaissent depuis longtemps et finissent par rapprocher leur vision d’une communauté de 580 habitants installés a Destin Terrace, en Floride. Le premier y puise les exemples de ses articles, le second y vit.
De quoi est-il question dans les articles ? Du « life settlement », soit le commerce de polices d’assurance-vie, en croissance d’autant plus grande que des sociétés s’y sont impliquées – au lieu des particuliers qui avaient été les premiers à le pratiquer – ce qui suscite d’innombrables questions. En particulier celles qui font le titre du dernier article : « Le life settlement est-il utile ? Est-il moral ? » Avant d’en arriver là, le lecteur a pus se faire une opinion. Et accumuler bien des arguments pour répondre « non » aux deux questions.
Vlad Eisinger respecte les exigences de son journal. Elle sont parfois pesantes : « Mon métier n’est qu’une somme de contraintes… Je ne peux rien écrire qui n’ait été vérifié auprès de trois sources différentes. J’en ai marre de voir mes articles révisés par des avocats ou sabrés pour faire de la place aux résultat trimestriels d’IBM. » L’aveu est tardif. Il a longtemps défendu la rigueur de sa méthode devant les propositions que lui faisait son ami, celui-ci réécrivant une scène sur un ton plus vivant.
Dan dit avoir compris l’intention de Vlad : « Chroniquer ton époque à travers le négoce de polices d’assurance-vie, comme Steinbeck ou Melville se sont servis de la mécanisation de l’agriculture ou de la chasse à la baleine pour peindre la leur. » Mais il lui manque, dit-il aussi, le souffle de la vie que ces romanciers insufflaient à leurs récits.
Les points de vue semblent inconciliables. Dans et Vlad bataillent de loin, sans quitter leur camp. Antoine Bello complète leur lutte amicale par des jeux qui semblent hors sujet : ils font des anagrammes avec des noms d’écrivains, Dan ajoute un fait sorti de son imagination à une page Wikipedia et, avec l’aide de sa nièce, lui donne les apparences de la vérité…
A l’arrivée, il s’agit bien de la chronique d’une époque à partir d’un angle étroit, mais à deux voix et avec, en prime, un tas de petites choses amusantes.
Pierre Maury
LE SOIR – mai 2014
Aux Etats-Unis, la vie est un actif financier comme les autres
Quel est le prix d’une vie ? Ou plutôt, quelle est la valeur de la mort ? Le capitalisme américain a la capacité de tout monétiser. L’espérance de vie est devenue aux Etats-Unis une marchandise sur laquelle les banques spéculent au travers de produits financiers sophistiqués. Cette industrie, qui a pris un essor remarquable dans les années 1990 et 2000, a pour nom « life settlement ». Une pratique qui consiste à racheter une police d’assurance-vie à son souscripteur en pariant sur le décès de celui-ci.
Le life settlement, Antoine Bello l’a d’abord découvert en tant qu’investisseur. Cet écrivain français, qui vit à New York, s’était fait démarcher il y a quelques années pour souscrire à cette classe d’actifs, comme on achète des actions ou des obligations. « J’ai tout de suite compris que derrière chaque police souscrite, puis revendue, il y avait une histoire. Je n’avais pas envie d’investir, mais d’écrire un livre là-dessus », explique-t-il. C’est comme cela qu’est né Roman américain(Gallimard, 288 pages, 18,50 euros), paru le 7 mai. Une fiction qui puise son inspiration dans la créativité sans bornes du capitalisme américain. Quelque « 99 % de ce que je raconte du life settlement dans le livre est vrai », assure M. Bello.
Ce marché est né dans les années 1980, quand de nombreux malades du sida ont vendu leurs polices pour financer leur fin de vie. Il s’agissait d’un échange « gagnant-gagnant » : le vendeur obtenait immédiatement 50 % à 70 % de la valeur faciale de la police ; l’acheteur, lui, empochait le solde à une échéance plus ou moins rapprochée au décès du souscripteur. Ce bel agencement a explosé au moment de la découverte de la trithérapie, qui a soudainement rallongé l’espérance de vie des malades, provoquant la faillite de plusieurs fonds de life sottement.
Ce tournant n’a pas pour autant signifié la disparition du marché, mais simplement son évolution. Aujourd’hui, la plupart des vendeurs sont des seniors, qui cherchent dans la dernière partie de leur vie des sources de financement pour leurs dépenses de santé, pour aider leurs enfants ou payer les études de leurs petits-enfants. L’équivalent de 5 à 6 milliards de dollars (de 3,6 à 4,4 milliards d’euros) changerait de mains chaque année.
Aubaine pour les assureurs
La libre cessibilité des polices ne fait pas les affaires des assureurs. Car, en moyenne, seulement un dixième des contrats finissent par donner lieu au paiement de l’indemnité. Pour les autres, les causes de lapsing, c’est-à-dire d’expiration, sont variées. La plupart du temps, les assurés doivent abandonnerleur contrat, faute de moyens. D’autres oublient de payer les cotisations. On imagine l’aubaine pour les assureurs, dont les clients payent pendant des années, mais ne toucheront jamais d’indemnités. « Ce taux de lapsing qui a fait la fortune des assureurs pourrait bien devenir leur talon d’Achille. Les fonds de life settlement qui achètent les polices, eux, les conserveront jusqu’à leur maturité », écrit M. Bello.
Cette pratique est tout à fait légale depuis une décision de la Cour suprême de 1911. Seule contrainte : le vendeur ne peut céder son assurance-vie à un tiers qu’au-delà d’un délai de deux ans après la souscription.
Cela n’a pas dissuadé les plus grandes banques de se positionner sur ce marché prometteur. Puisque, pour reprendre l’aphorisme de Benjamin Franklin (1706-1790), « rien dans ce monde n’est certain, excepté la mort et les impôts ». Quantité de fonds se sont créés dans les années 2000, s’appelant QxX Mortality Index chez Goldman Sachs ou bien Longevity Index chez Credit Suisse.
Au fil du temps, le système s’est industrialisé. On a recruté des médecins pourscruter les dossiers médicaux et ainsi sélectionner les contrats offrant le retour sur investissement le plus rapide. On est allé chercher les vendeurs potentiels là où ils sont : dans les Country Club de Floride ou même dans les maisons de retraite cossues. Des « réunions Tupperware » du life settlement dans lesquelles infirmières et intermédiaires sont commissionnés. Tout le monde y trouvant son compte, sauf les assureurs, qui ont fini par se rebeller. Les excès – les fraudes manifestes, les contrats souscrits dans le but d’une revente – ont fait l’objet deprocès, souvent gagnés par les assureurs. Si le débat juridique a lieu, le débat moral n’existe presque pas. « Aux Etats-Unis, dès que l’argent est en jeu, il n’y a pas beaucoup de tabous », dit M. Bello. Mais la vie est-elle un actif comme les autres ?
Stephane Lauer (New York correspondant)
LE MONDE – mai 2014
Antoine Bello est un virtuose. Adepte des mystifications et faux-semblants, il n’a pas son pareil pour inventer des intrigues de précision, pleines de pièges et de mises en abyme. S’il écrivait de la science-fiction, il imaginerait sans doute des récits labyrinthiques à la Philip K. Dick. Mais il y a chez lui une autre facette qui l’empêche de s’évader dans la spéculation pure : pour lui, le roman est aussi un excellent outil d’exploration du réel et des mécanismes sociaux, plus révélateur que le journalisme. Cette attirance pour le concret lui vient peut-être de son passé d’entrepreneur : avant de se consacrer à la littérature, il a fondé Ubiqus, société spécialisée dans le compte-rendu de réunions professionnelles. Bref, nul n’était mieux placé que lui pour s’attaquer au sujet de ce nouveau roman, le life settlement, industrie florissante aux Etats-Unis qui consiste à spéculer sur les contrats d’assurance-vie en pariant sur le décès des assurés. Le principe est simple : la Cour suprême ayant décrété que les assurances-vie sont des actifs cessibles et que chacun doit pouvoir vendre la sienne comme il vendrait sa voiture, des fonds d’investissement se sont mis à racheter en masse les polices d’assurance des vieillards et des malades. Elles payent les primes et, quand le titulaire de la police décède, elles empochent le pactole… Le problème, c’est que cette pratique très rentable est un nid à fraudes en tous genres, et que sa moralité est pour le moins douteuse puisqu’elle revient à espérer que les gens meurent vite, dès lors qu’ils ont plus de valeur morts que vivants !
Poker géant. Pour rendre compte de cet univers machiavélique, Bello a choisi la technique ludique du vrai-faux article de presse, en l’espèce un long reportage du Wall Street Tribune (toute ressemblance avec un célèbre journal américain ne serait que pure coïncidence). En contrepoint, il imagine aussi le journal intime d’un écrivain sans le sou, fervent lecteur du reportage en question, qui bombarde le journaliste de remarques assassines. De là un débat passionné sur les mérites comparés du journalisme et du roman, de la description et de l’imagination, autrement dit deux pôles entre lesquels balance Bello lui-même, qui met ainsi en scène sa propre réflexion d’écrivain et ses interrogations sur la fonction première de la littérature… Cette ingéniosité se retrouve dans l’intrigue secondaire qu’il entrelace avec la première, une histoire de falsification de pages Wikipedia qui rappelle le jeu de poker géant de son fameux diptyque romanesque, Les falsificateurs et Les éclaireurs (les deux sont disponibles en poche, c’est une lecture d’été toute trouvée). A mi-chemin entre thriller financier, comédie sociale et réflexion sur l’art du roman, ce Roman américain, malgré sa mécanique un peu rigide et ses personnages qui manquent parfois de profondeur, prend le lecteur au jeu avec la maestria habituelle de l’auteur, jusqu’au twist final qui, sans aucun doute, surprendra même les plus blasés.
Bernard Quiriny
L’OPINION – juin 2014
Vlad Eisinger, journaliste au Wall Street Tribune, publie une série d'articles sur le marché de la revente des assurances-vie, ou « life settlement ». Son enquête est centrée sur Destin Terrace, une copropriété de Floride. Là vit Dan Siver, écrivain sans succès, qui fut son ami à la fac. A la suite de la parution du premier article, Dan contacte Vlad et prend note dans son journal intime des remous causés dans le lotissement, au fur et à mesure des révélations.
Après le monde du football (Mateo, NB mars 2013), celui de l’assurance. Chacun des sept chapitres, pour sept semaines, s’ouvre sur un nouvel article, technique mais intéressant ; le journal de Dan, observateur peu amène, forme le contrepoint romancé, ou l’illustration, des faits communiqués. Les échanges entre les deux camarades soulignent les différences entre journalisme et littérature. On peut se perdre dans les nombreux personnages impliqués, mais l’étude de l’état d’esprit américain est passionnante : rapport à l’argent, à la légalité et au mensonge, postures morales intenables, relativisme. Il est également question de la frontière entre le réel et le virtuel, qu’Internet contribue à rendre ténue. L’effort intellectuel nécessaire est récompensé.
M.D. et J.M.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES – juin 2014
Aux Etats-Unis, le life settlement est une opération viagère qui consiste en la revente d’une assurance-vie en cours à un tiers : un marche légal, juteux et dont la logique cynique encourage certaines pratiques douteuses. De quoi inspirer un futur Bernard Madoff, mais aussi un écrivain comme Antoine Bello, également chef d’entreprise outre-Atlantique. Une immense résidence en Floride, ou cohabitent assurés, assureurs, investisseurs, intermédiaires et autres experts, lui sert de prisme pour démonter les rouages du phénomène. Sur le fond, ce roman, qui tient à la fois de l’enquête économique, de la chronique sociale et de la fiction, offre une plongée vertigineuse au cœur d’une société en crise ravagée par une cupidité endémique. Sur la forme, la construction, certes efficace, vire à l’exercice de style. On peut se lasser de la joute des deux narrateurs, un journaliste d’une précision clinique dans ses articles et un auteur rate de la résidence qui lui envoie des mails enflammés. La mécanique pointilliste du livre ne rend pas compte de l’humanité des personnages : le document est fascinant, mais le roman, quelque peu scolaire.
Anne Berthod
LA VIE - mai 2014
Et aussi...
Journal d'une lectrice :
http://www.journal-d-une-lectrice.net/2015/05/roman-americain-antoine-bello.html
Pour moi, rien n’est vrai, tout n’est que discours, construction intellectuelle à partir des mots.
Antoine Bello trace un portrait de l’Amérique contemporaine à travers le prisme d’un phénomène économique et financier emblématique. Il mélange littérature et économie dans un roman vif, drôle et original, qui est à la fois une radiographie de l’économie capitaliste dans ses extrémités et une réflexion sur les armes propres à la littérature pour donner à voir le monde.
Dans l’introduction à son essai “Le Capital au XXIe siècle”, Thomas Piketty écrit à propos des romans de Jane Austen et de Balzac : “Ils en déroulent les implications avec une vérité et une puissance évocatrice qu’aucune statistique, aucune analyse savante ne saurait égaler.” Avez-vous une même foi dans le roman ?
Oui, absolument. C’est d’ailleurs ce qui m’intéressait dans ce roman : décrire un même phénomène – ce marché de la revente de polices d’assurance-vie – à travers deux prismes différents, celui du journaliste qui brandit des chiffres et de grandes analyses et celui de l’écrivain, plus sensible à l’humain.
Le grand roman américain reste à écrire, peut-on lire dans votre roman. N’était-ce pas celui-ci ? Pourquoi avoir choisi d’intituler votre roman “Roman américain” ?
Non, je n’ai pas (Dieu merci) la prétention d’avoir écrit le grand roman américain, pour la simple raison du reste que celui-ci est un mythe, une sorte de Graal inaccessible. Mais en me positionnant entre fiction et journalisme, j’ai essayé de trouver un angle nouveau, à la fois fidèle et cocasse, qui s’approche un peu de la vérité. Le titre Roman américain s’est imposé de lui-même. A partir du moment où Dan et Vlad, qui se sont étripés à d’innombrables reprises sur le sujet, décident enfin d’écrire à quatre mains, ils ne pouvaient choisir un autre titre.
Cette destruction créatrice qu’est le “life settlement” est-elle représentative de la société américaine d’aujourd’hui ?
Oui, assez. On y retrouve de nombreuses caractéristiques de la société américaine : une foi quasi-inconditionnelle dans le marché ; un individualisme forcené ; le primat de la loi sur l’éthique, du légal sur le moral.
Qu’est-ce qui vous conduit une nouvelle fois à écrire sur l’usurpation ?
Je ne sais pas. Ces choses-là ne se commandent pas. C’est ma vision du monde, je suppose. Pour moi, rien n’est vrai, tout n’est que discours, construction intellectuelle à partir des mots. Borges l’a dit bien mieux que moi.
Votre roman est construit sur l’alternance d’un échange de courriels entre un écrivain et un journaliste, une série d’articles écrits par le journaliste et le journal intime de l’écrivain. Avez-vous mis du temps avant de choisir cette structure de récit ?
Non, l’idée m’est venue assez rapidement. Je n’avais pas prévu en revanche que le journal de Dan serait si drôle à écrire. J’ai adoré ce microcosme, cette résidence de Floride bouleversée par les révélations d’une série d’articles sur l’assurance-vie. J’espère que mon plaisir d’écriture se retrouve dans le livre.
Dan modifie une fiche Wikipedia en sachant que l’information apportée est erronée. Dans vos romans, il y a souvent de nombreuses références littéraires. Vous arrive-t-il d’en créer dans vos romans et de jouer ainsi avec les connaissances de vos lecteurs ?
Je crée beaucoup de fausses références, moins littéraires du reste qu’historiques ou économiques. C’est une façon de faire travailler mes lecteurs, de les forcer à se demander s’ils sont absolument sûrs de ce qu’ils savent. Nous nous croyons très savants alors que nous n’avons vérifié qu’un pourcent, voire qu’un millième de nos connaissances.
Interview par Bernard Strainchamps
FEEDBOOKS - may 2014
PRESENTATION CRITIQUES TRADUCTIONS