Au-delà du talent naturel, le travail fait la différence
C’est un roman, mais qui aborde nombre de questions que se pose tout formateur de jeunes sportifs. Les liens entre le talent individuel et le collectif, entre le don naturel et le travail, l’insatisfaction permanente qui guette les surdoués… Signé Antoine Bello, Mateo suit un prodige du foot, obsédé par la quête du geste parfait. Sans avoir encore lu le livre, Yves Débonnaire, entraîneur de l’équipe de Suisse M16, réagit à certains thèmes évoqués par l’écrivain français.
Avez-vous remarqué des traits de caractères communs chez les jeunes très doués qui percent au plus haut niveau?
Yves Débonnaire: Communs, c’est difficile à dire. Mais la personnalité fait partie des éléments qui doivent ressortir pour qu’un jeune réussisse. Dans le foot d’aujourd’hui, la volonté de s’imposer dans un groupe, l’envie de toujours progresser sont décisives. La différence se fait parfois là-dessus: des joueurs très forts techniquement n’y arrivent pas, parce qu’ils n’ont pas cette volonté d’aller au bout d’eux-mêmes.
Dans le roman, Mateo travaille ses points faibles de manière obsessionnelle: est-ce une attitude que vous rencontrez chez les jeunes?
Chez les joueurs d’aujourd’hui, pas toujours… Mais c’est très important. Certains vont diront qu’il vaut mieux avoir des points forts et les améliorer encore, quitte à laisser les points faibles un peu de côté.
Alors que le très bon joueur va chercher à être toujours meilleur, dans ses points forts, comme dans les autres.
Un autre thème est très présent dans le roman: le talent individuel de chacun se met au service du collectif. Comment travailler cet aspect chez des jeunes?
On doit trouver une forme d’équilibre extrêmement délicat. Le joueur très talentueux va chercher à s’améliorer, tout le temps. Les autres aussi, mais avec des moyens moindres. Le joueur d’exception doit prendre conscience qu’il a tout intérêt à être au service de ses coéquipiers, qui, à leur tour, ont besoin de lui. Parce que tout le monde va vite comprendre qu’il est décisif.
C’est quelque chose de très sensible et de difficile à faire accepter chez les jeunes. Ça passe par l’entraînement, les séances collectives. En même temps, il faut faire attention de ne pas brimer le joueur exceptionnel et en faire uniquement un joueur d’équipe. Il faut que ce talent continue à vivre, à exploser, tout en étant au service du collectif. Ne pas faire de favoritisme, mais lui montrer qu’il a des espaces pour s’exprimer.
Quand Cristiano Ronaldo était au Sporting, son entraîneur le laissait dribbler, dribbler, dribbler… Les autres ne comprenaient pas, jusqu’au jour où il s’est blessé alors que son équipe menait au score. Elle a perdu… et tout le monde a compris.
Ronaldo est connu pour être aussi un fou de travail, comme quoi le don ne fait pas tout…
Le talent naturel existe, mais ne suffit jamais. Dans le sport, comme dans d’autres activités, il demande à être tous les jours remis en question. Quand des enfants jouent au foot dans la rue, vous voyez celui qui a quelque chose de plus. Mais pour réussir, plus tard, il devra répéter, répéter, répéter, pour atteindre la qualité, la fluidité dans le mouvement. Il y a des heures et des heures de travail derrière le talent de Federer! Et les sportifs de ce type ne se contentent pas d’être ce qu’ils sont. Au golf, Tiger Woods a essayé de changer son swing, qui était déjà excellent. Il a voulu aller plus loin, avec une volonté de perfection qui est la marque des très grands.
Le risque, c’est alors l’insatisfaction permanente: la copine de Mateo lui dit qu’il ne sera jamais heureux… Est-ce que les grands génies sont satisfaits?
Ils ont toujours l’impression qu’il leur manque quelque chose. Celui qui est satisfait ne progressera plus. Parfois, il peut être pénible pour l’entourage, mais les grands musiciens ou les grands peintres devaient l’être aussi…
L’entraîneur de Mateo est passionné de tactique: est-ce un aspect du foot auquel sont sensibles les jeunes?
A 18 ans, comme dans le livre, un joueur commence à s’y intéresser. Mais il ne faut pas entrer trop vite dans ces aspects tactiques. L’apprentissage ne passe pas par un drill systématique du genre «Dans cette situation, tu dois faire ça», sinon vous brûlez totalement votre talent. Il doit aller dans des situations difficiles et s’adapter, trouver la solution qui va l’enrichir.
J’ai eu la chance de voir Cristiano Ronaldo dans un championnat d’Europe M17: je ne pense pas qu’il était passionné de tactique… Par contre, plus tard, il est allé à Manchester et j’imagine que les éléments de stratégie ont commencé à l’intéresser. Le bon joueur s’intéresse à son jeu et veut toujours en connaître plus. C’est ce qu’on aimerait, en tout cas.
Ce coach garde comme référence absolue la Hollande des années 1970 de Cruyff: partagez-vous ce point de vue?
Il y a des références à toutes les époques. Les Pays-Bas des années 1970 ont changé le foot, en donnant une nouvelle dimension physique au jeu. Le Milan AC de Sacchi lui a donné une nouvelle dimension tactique et le Barça de Guardiola lui a donné une dimension de bonheur!
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Le roman du «nouveau Cantona»
A 18 ans, il reçoit trois offres: Manchester United, Real Madrid et Bayern Munich veulent engager celui qu’Alex Ferguson voit comme le «nouveau Cantona». Mais Mateo Lemoine préfère le FC Vernet, une équipe du championnat de France universitaire. Celle qu’entraînait son père, mort peu avant sa naissance: il était sur le point de décrocher un titre national que le jeune homme se jure de remporter.
L’idée de base paraît improbable: un tel talent aurait dû intégrer un centre de formation depuis longtemps. Mateo, qu’Antoine Bello vient de publier chez Gallimard, est bien un roman, avec ce que le terme suppose de liberté fictionnelle. Où l’excellent auteur des Falsificateurs (2007) propose une analyse fouillée de la psychologie des jeunes champions. En particulier des surdoués: tout le monde surnomme Mateo L’Elu, tant ses prédispositions paraissent évidentes. Mais rien ne l’énerve plus que cette idée reçue: «C’est facile à dire pour toi, tu es tellement doué!»
Parce que Mateo est un fou de travail. S’il rate un geste technique, il va le répéter cent fois. «Il ne cherchait rien de moins que la perfection et, quand il la trouvait, essayait de la reproduire encore et encore.» Pour lui, tout est compétition, depuis toujours. Il se lance des défis, ne veut que progresser et accepte mal que ses coéquipiers ne cherchent pas l’excellence.
Pas seulement sur le foot
Antoine Bello se défend d’avoir écrit un roman sur le foot. Il était davantage intéressé par la question de l’utilisation de nos talents. N’empêche que Mateo a de quoi ravir les amateurs de ballon rond: les matches se succèdent, leurs descriptions sonnent juste.
On se retrouve presque aussi tendu que devant un vrai match, quand il ne manque qu’un nul au FCV pour décrocher le titre, qu’il le tient, ce nul, que nous sommes dans les arrêts de jeu, qu’il y a cet ultime corner…
Ah! la Hollande de Cruyff…
Dans un élan rarement suivi par la littérature française, Antoine Bello explore les aspects tactiques, physiques, techniques du foot. Fischer, l’entraîneur du FCV, est un passionné de l’histoire de son sport et de sa stratégie. Un adepte du 4-3-3 («la plus belle invention depuis le pain en tranches»), qui ne jure que par la Hollande des années 1970. «Un régal pour les mirettes. Une cohésion surtout comme on n’en a jamais vu depuis, sauf peut-être chez les Espagnols. Ils avaient des numéros dans le dos, mais c’était pour la galerie. En fait, tout le monde attaquait et tout le monde défendait.»
Au passage, cet entraîneur alsacien rend aussi hommage à un autre adepte de ce jeu virevoletant, un certain Gilbert Gress. Dans le grand RC Strasbourg de la fin des années 1970, «le vrai cador, c’était lui».
Eric Bulliard
LA GRUYERE - février 2013
Autour de la parabole des talents, un livre fort,
sous ses apparences de footballistique légèreté
Publié début 2013, « Mateo » est le cinquième roman d’Antoine Bello (son sixième si l’on tient compte d’ « Amérique » récemment publié exclusivement sous forme numérique). À travers cette narration suivant deux ans de la vie d’un prodigieux joueur de football universitaire, le romancier a choisi de traiter plus en profondeur que jamais l’un des thèmes qui hante son œuvre depuis 1996, celui du « talent » (au sens notamment mais pas exclusivement de la « parabole des talents » de l’Évangile), et tout particulièrement des responsabilités et des devoirs qui lui sont potentiellement associés.
Dans « Les funambules » de 1996, impressionnant recueil de nouvelles de l’écrivain alors débutant, c’est sur un mode jouant à dessein l’hésitation entre absurde poétique et burlesque keatonien que s’exprimaient le perfectionnisme absolu des fabricants de mannequins, Nicholas et Kreuzer, le « toujours plus haut » du funambule Soltino, le militantisme méritocratique nourri d’étoffe des héros de l’astronaute Jim Mute, l’obsessionnelle quête de sens des exégètes du jeu de quilles Sadarov et Goulitschian, ou encore le « toujours plus épuré » de l’écrivain Maximilien Zu. Dans l’ « Éloge de la pièce manquante » de 1998, c’est par le biais d’une enquête policière terriblement inhabituelle que le lecteur découvrait la soif de perfection et le jusqu’au-boutisme sanglant du mystérieux protagoniste, à la recherche de l’œuvre absolue dans l’univers fictif du puzzle de vitesse. Beaucoup plus nettement, l’une des questions fondamentales du personnage Sliv, qui le hante tout au long des « Falsificateurs » puis des « Eclaireurs », en 2007 et en 2009, est bien « Comment mon talent peut-il et doit-il peser sur le monde ? », talent réputé avéré, même s’il a dû, dans la partie « apprentissage » de ce superbe diptyque, passer par un peu de polissage et d’erreurs « de jeunesse et d’hybris » à surmonter. Et même, l’ « Enquête sur la disparition d’Émilie Brunet » de 2010, au-delà du brio, du formidable hommage à Agatha Christie qu’elle constitue, et de la figure énigmatique du Dr. Brunet, surhomme ambigu, n’est-elle pas aussi une danse autour d’une angoisse ? : comment peut fonctionner un talent lui aussi hors norme, quoique moins spectaculaire que chez Brunet (celui de l’enquêteur Achille Dunot), sans se dissoudre ou se dévoyer pathétiquement, dès lors que l’un de ses rouages « mécaniques » essentiels (ici, la mémoire à court terme) fait défaut…
Dans « Mateo », Antoine Bello se consacre en plans rapprochés à une quête jusqu’alors esquivée dans son œuvre, ou juste effleurée dans « Les falsificateurs » : au-delà de la part « innée » du talent, quel est le devoir de son détenteur ? Comment doit-il entretenir et développer ce qu’il a reçu ? Quels sacrifices doit-il accepter ou rechercher pour atteindre l’excellence ? Et comment ce fait et ce dessein s’insèrent-ils dans un tissu social, amical et amoureux ? Autant de questions auxquelles l’auteur nous propose de réfléchir, directement ou indirectement, en accompagnant ces deux ans de la vie de Mateo.
Avoir choisi le milieu du football universitaire, juste à l’entrée des grands clubs professionnels internationaux, réjouira les amateurs du ballon rond, bien entendu, mais ne déroutera en aucun cas les autres : si l’on peut se délecter à l’évocation, par exemple, du football total des années Cruijff, et apprécier d’y retrouver la beauté dont le « Jouer juste » de François Bégaudeau, sans doute plus poétique mais aussi beaucoup plus sèchement formel, nous enchantait, on n’a aucun besoin d’être féru du jeu pour apprécier l’intense construction / reconstruction d’un authentique collectif, conduit par le joueur vedette et par l’entraîneur, à partir de l’ensemble d’individualités, avec leurs forces et leurs faiblesses, que le hasard des affectations en faculté leur a donné en début de saison. C’est peut-être du côté d’Orson Scott Card (celui d’Ender et d’Alvin) qu’il faut se tourner pour voir traiter avec autant d’intérêt ce type de scènes et de parcours.
Tout au plus regrettera-t-on que les choix de l’auteur, comme d’ailleurs dans « Les falsificateurs », ne l’entraînent pas à creuser un peu plus ces ombres qui passent dans le paysage du héros, personnes attachées à des quêtes différentes de la sienne, mais sans doute pas discréditées : le doué Enrique, ici, privilégiant son master et son doctorat de physique comme une certaine douceur de vivre, et refusant l’ascèse revendiquée par Mateo, ou la militante Nina, là-bas, qui, cherchant moins à peser sur le monde « en haut » que Sliv, n’en développait pas moins d’intéressantes alternatives à l’usage du talent,
« en bas »…
Un livre fort, dont la légèreté de ton ne doit pas tromper : ici, même si l’auteur n’a pas nécessairement « les » réponses, on s’attaque à des choses essentielles, avec conviction, en se drapant avec brio dans les métaphores musclées de la littérature et du football.
« Valentine lui avait expliqué pourquoi le mythe du talent naturel avait la peau dure. Il confortait les gens dans l’illusion que les champions étaient des êtres au-dessus du lot. Cela leur évitait de se demander ce qu’eux-mêmes auraient pu accomplir s’ils avaient poursuivi le dessin, pris des cours de clarinette ou simplement bûché un peu plus dur à l’école. Mateo n’arrivait pas à comprendre qu’on puisse choisir de ne pas aller au bout de ses possibilités. Que valait la vie dans ces conditions ? »
Hugues Robert
LIBRAIRIE CHARYBDE - janvier 2013
PRESENTATION CRITIQUES TRADUCTIONS